Avant d’évoquer une « dématérialité » de l’architecture, notion aussi intrigante qu’ambivalente, peut-être faut-il d’abord nous accorder sur ce qu’on entend par matérialité.
Dans notre discipline, la matérialité ne renvoie ni strictement à la matière, ni exactement au matériau. Elle désigne quelque chose d’autre : une expérience, une présence, une qualité concrète issue de l’agencement des matériaux.
La matière peut être considérée comme un élément brut, non encore déterminé ou transformé pour un usage spécifique. Elle se définit comme ce qui a une masse et occupe un volume. Elle est la ressource première, antérieure à toute intention constructive.
Le matériau, lui, est déjà orienté vers un usage ; il a été choisi, modifié, calibré pour ses propriétés, en fonction d’un objectif. Il y a donc transformation, ou plutôt intention.
Par exemple, la coquille est matière tant qu’elle abrite le coquillage. Elle devient matériau dès lors qu’on projette de la broyer, de la concasser, de la tamiser, de l’intégrer pour construire un radier, comme alternative au béton. Elle n’a pas changé dans son essence, mais elle a changé de statut.
La matérialité, enfin, naît de la mise en œuvre. Elle est l’émergence d’une qualité sensible issue d’un arrangement singulier de matériaux. Elle fait appel aux sens, à la perception, à l’usage. Elle est ce qui fait qu’un espace sonne, vibre, respire, résiste ou s’efface. Et, fait notable, la matérialité n’est pas seulement une conséquence du projet : elle peut en être le point de départ.



Une matérialité en moins
Alors, où se situerait la dématérialité dans tout cela ? Dans la soustraction. Non pas une disparition de la matière, mais un usage plus juste, plus stratégique, plus économe. Une volonté de faire avec moins, de tirer parti de ce qui est déjà là. Une forme de retenue, parfois radicale, qui valorise l’essentiel.
Nous parlons ici :
- de moins de matière : construire avec sobriété, réemployer, détourner, révéler.
- de moins de couches : réduire les systèmes superposés, aller chercher le brut fini, le matériau qui se suffit à lui-même.
- de moins d’entretien : par des technologies simples, robustes, low-tech, capables de fonctionner sans assistance permanente.
Ce « moins » n’est pas une perte : c’est une recherche d’intelligence.
Il s’agit d’être attentif à ce qui fonctionne déjà, de favoriser la durabilité plutôt que la démonstration.
Une pratique entre mythe et réalité
Nous sommes des diplômés de l’an 2000.
Un chiffre rond, presque symbolique.
Et pourtant, notre pratique, fondamentalement, n’a pas tant changé. Elle reste une ligne de crête, en équilibre instable entre utopie et pragmatisme. Ce qui a évolué, c’est notre posture.
Aujourd’hui, c’est le bon sens qui nous guide. Une forme de rationalité sensible. Nous ne cherchons pas à imposer une vérité. Plutôt à accueillir les récits, les contraintes, les contextes, les ressources. L’architecture n’est pas un dogme ; elle est un dialogue. Un jeu d’ajustements entre ambition et réalité.
L’utopie s’est transformée en mythe, au sens noble du terme : un récit fondateur, une direction à suivre.
Le réalisme, lui, s’ancre dans la réalité du chantier, du climat, du budget, du temps.
Résilience, adaptabilité, robustesse
Dans un monde aux ressources contraintes, chaque projet devient une équation.
Faire vibrer notre fibre plastique, notre sens de la forme, de l’espace, de l’émotion, avec les moyens du bord.
Cela implique parfois
- de renoncer à la performance poussée à l’extrême, pour préférer la résilience,
- de choisir des solutions adaptables, réparables, lisibles,
- de préférer des dispositifs low-tech à des systèmes complexes, énergivores et éphémères,
- de désobéir ou de déroger à la normes et aux règlements dictés par la performance,
Ne pas produire inutilement, ne pas prescrire excessivement. Observer, attendre, réagir avec pertinence.
Vers une nouvelle dématérialité ?
Oui, peut-être.
Mais alors comme une conscience accrue de la matérialité.
Comme un art de faire place, plutôt que de remplir.
En naviguant comme des marins prudents mais curieux, avec cette boussole discrète qu’est le bon sens.
