Le secteur de la construction, aujourd’hui encore l’un des plus polluants à l’échelle mondiale, doit se réinventer dans l’optique d’atteindre les objectifs environnementaux aux horizons 2030et 2050. La logistique constitue un des aspects-clef, au vu de son impact sociétal et environnemental, pour permettre au secteur de réussir sa transition durable. En Belgique, le secteur de la construction compte pour 9 à 10% des travailleurs, qui pour l’écrasante majorité ne peut pas télétravailler. De même, le secteur est responsable pour près de 30 % du tonnage en transit à Bruxelles.
Mais les choses bougent dans notre pays. En Wallonie et à Bruxelles, de nombreux acteurs expérimentent et innovent sur le plan des solutions logistiques. Ecobuild.brussels a décidé de mettre en lumière certaines de ces solutions et initiatives innovantes et les acteurs derrière celles-ci qui démontrent, à leur façon et à leur propre échelle, qu’il est possible de mettre en place une logistique alliant durabilité et efficacité.
1. Le « kitting » : confirmation d’un modèle pour un passage à l’échelle du secteur
En collaboration avec l’entreprise de logistique Shipit et l’entreprise générale BPC Group, Buildwise a récemment lancé à Bruxelles une étude de grande ampleur sur la solution dite du « kitting » – soit la préparation de palettes de matériaux à livrer en Just in Time, Just in Place – par le biais d’une plateforme logistique décentralisée, que l’on appelle souvent « centre de consolidation construction », ou CCC.
L’objectif de cette étude ? Collecter un maximum de données sur l’impact du kitting dans le cadre de projets de construction en milieu urbain, afin de confirmer sa plus-value tant économique qu’environnementale et définir un modèle économique réaliste et viable réplicable à plus grande échelle. Pour ce faire, Buildwise suit deux projets-tests, depuis février et pour une période de 30 mois. BPC Group y officie comme entrepreneur général et l’opérateur Shipit en tant que responsable logistique. Un troisième projet, prévu pour 2025, fait également partie de l’étude.
Le « kitting » pour un projet de construction, comment ça marche ?
Le kitting consiste à regrouper en un seul conditionnement divers composants, issus d’un ou plusieurs fournisseurs, nécessaires à la réalisation d’une ou plusieurs tâches. Les ‘kits’ peuvent ensuite être livrés directement sur le chantier concerné. Le résultat : une livraison au plus près du moment (Just in Time) et du lieu (Just in Place) de chaque intervention. Concrètement, les matériaux sont acheminés par les fournisseurs vers le CCC, véritable hub logistique, où des agents assemblent les kits. Ils sont ensuite envoyés vers le site de chantier et livrés un à un à leur destinataire précis, sur poste de travail.
A Bruxelles, on trouve un seul centre de ce type, le Bruxelles Consolidation Centrer ou BCCC, situé sur la gare maritime de Bruxelles, au niveau de Tour et Taxis, et opéré par l’entreprise Shipit, un des trois acteurs derrière cette étude.
Confirmer les hypothèses
Avec cette étude, Buildwise espère confirmer la plus-value du kitting en termes de productivité et d’impact environnemental au sens large.
D’une part, le kitting permet la réduction du nombre de camions de livraison sur les routes, donc une réduction de la production de CO2 liée au transport. Celle-ci s’accompagne également d’une réduction des nuisances sonores, de la congestion du trafic, et enfin de l’occupation de la voirie publique, puisqu’elle diminue le besoin destiné au stockage de matériaux et au parking des véhicules utilitaires / de livraison. « Pour le volet environnemental du projet de recherche, nous avons fait appel au centre Mobilise, de la VUB. Nous leur transmettrons un ensemble de données, pour qu’ils puissent analyser l’impact environnemental et sociétal du kitting, par rapport à un modèle standard de livraison », précise Sébastien Dandoy, chercheur R&D au département Sustainable Construction and processes de Buildwise.
D’autre part, le kitting a pour effet d’augmenter la productivité sur chantier, en libérant de l’espace sur chantier, en favorisant une meilleure coactivité des équipes et en évitant des pertes de temps liées à des opérations sans valeur ajoutées, comme les allers-retours vers les zones de stockage, ou la recherche d’un outil / matériau dans lesdites zones.
De même, l’équipe de Buildwise espère confirmer la diminution de pénibilité du travail pour les ouvriers. Florent Suain, Conseiller en Logistique : « En effet, la livraison just in time, just in place, par un logisticien spécialisé, devrait sensiblement réduire la pénibilité du travail des ouvriers, qui n’auront plus à déplacer de lourdes charges de la zone de stockage au poste de travail et pourront se consacrer davantage à leurs tâches productives ».
Des contraintes à prendre en compte
Durant ces premiers mois de test sur les chantiers du BPC Group, Buildwise a déjà repéré des points de tension pour cette étude. « En premier lieu, il y a la question de la collecte de données mesurables, même si c’est plutôt à inscrire au projet, et non au concept du kitting.
Deuxièmement, pour l’implémentation du kitting dans le secteur de la construction, il faut souligner la pénibilité pour les logisticiens. En effet, il est parfois nécessaire de transférer des matériaux lourds du camion dans le monte-charge, et ensuite vers le poste de travail proprement dit », précise Sébastien Dandoy. Une montée en puissance et une professionnalisation du « Third-Party Logistic » est indispensable pour un passage à l’échelle du modèle.
Le BIM : une solution complémentaire ?
Une autre équipe de Buildwise se penchera quant à elle sur le potentiel de l’outil BIM, comme support au kitting : « Leur objectif est de déterminer les plus-values du BIM, en termes d’organisation, d’identification des kits et de leur contenu ou encore de traçabilité. Mais ce volet des recherches n’en est qu’à son commencement », termine Sébastien Dandoy.
Louis De Waele, également dans la danse, voit encore plus loin Dans son optique de développement de nouvelles solutions durables, l’entrepreneur Louis De Waele a également participé à ces chantiers-test, dans le cadre de l’association momentanée avec BPC Group. Pour ces chantiers, les matériaux étaient livrés par voies navigables, en just in time, just in place.Marc Vanderick, Responsable Qualité et Environnement au sein de Louis De Waele, dresse un premier bilan encourageant : « Les résultats ont été particulièrement satisfaisants, et l’impact d’une telle logistique est immense. Cela réduit l’impact carbone lié au transport et participe au désengorgement de la capitale. De plus, cela limite les zones d’emprise et de stockage sur chantier, et facilite la mise en place d’une station de tri de déchets mieux organisée ». Louis De Waele mène d’ailleurs une étude de faisabilité autour de cette station et du retour des déchets vers le BCCC via le convoi de livraison, évitant tout trajet à vide. « La boucle logistique serait ainsi bouclée. Ce projet de développement de notre logistique inverse n’en est encore qu’aux prémisses : nous examinons les solutions potentielles, pour nous et nos partenaires de chantier » tempère-t-il cependant. S’il faudra encore du temps à Louis De Waele pour décider si cette boucle circulaire est viable économiquement, l’entrepreneur se réjouit de l’effervescence autour du BCCC, qui offre de nouvelles possibilités au secteur de la construction à Bruxelles : « La présence d’un acteur comme le BCCC offre le potentiel d’un report modal, qui pourrait s’avérer très bénéfique pour les activités de construction en zone urbaine. De même, il crée la possibilité de nouvelles synergies entre différents acteurs, qui ont l’occasion de rationnaliser et surtout collectiviser leur logistique », conclut-il. |
2. Agir localement : l’exemple Bru Co Création
Cependant, durabiliser et rationnaliser sa logistique n’est pas un luxe réservé aux multinationales et entrepreneurs de grande envergure. Yannick Warnau, gérant de Bru Co Creation, une petite entreprise de construction, effectue depuis 2022 la majeure partie de ses déplacements professionnels en vélo-cargo. Une solution logistique dont il ne peut plus se passer aujourd’hui : « Indéniablement, le vélo-cargo renforce l’efficacité de mon entreprise, et donc sa rentabilité ».
Après avoir travaillé comme chef de chantier au sein d’une grande entreprise de construction, Yannick Warnau décide, en 2019, de lancer sa propre entreprise de construction. Grâce au soutien de l’ASBL JobYourself [1], il est dirigé vers le service d’accompagnement d’Embuild, BuildCircular.
« Grâce à BuildCircular, j’ai pu me rendre compte que mes valeurs sociales et environnementales étaient largement en adéquation avec celles de l’économie circulaire. J’ai décidé de les transposer dans mon activité d’entrepreneur indépendant, notamment en mettant l’accent sur le réemploi de matériaux et une gestion efficace des déchets ».
Aujourd’hui, il combine plusieurs casquettes : entrepreneur général et chef d’entreprise donc, mais également coach en entreprise et consultant auprès de particuliers auto-constructeurs. Elément important, l’entrepreneur jettois décide de limiter ses activités au niveau local, voire ultra-local : « Dès les débuts, je voulais restreindre nos interventions à Jette et aux communes avoisinantes, comme Laeken, Ganshoren ou Molenbeek ».
Pour plus de facilité au niveau personnel comme professionnel, il acquiert un cargobike grâce au programme Cairgo Bike, dirigé par Bruxelles Environnement :
« L’aide financière, avec cette prime de 2500 euros, m’a incité à franchir le pas en 2021. Depuis, j’effectue une grande partie de mes déplacements privés avec, mais également la majeure partie de mes déplacements professionnels. Les visites sur chantier, les petites interventions et dans la mesure du possible certaines livraisons de matériel. Pour ces dernières, je suis bien entendu limité, ne serait-ce que pour le poids de certains matériaux, ou leurs dimensions. Je recommande donc de conserver un véhicule utilitaire en plus du vélo-cargo, pour éviter tout problème de logistique ».
Des avantages sur toute la ligne
Lorsqu’on l’interroge sur le bilan qu’il dresse de cette nouvelle organisation logistique, Yannick Warnau répond de façon tranchée : « Je ne pense pas que je pourrais m’en passer aujourd’hui. Le cargobike a sensiblement augmenté mon efficacité : moins de temps perdu dans le trafic et à chercher des places de parking et / ou de déchargement. Mes frais de logistique ont également diminué : moins d’essence et de frais divers, comme les parkings, les amendes ou l’entretien ».
S’il se réjouit des avantages pour son activité professionnelle, l’entrepreneur souligne également les bienfaits personnels du cargobike, tels qu’une activité physique journalière et la réduction du stress.
Bien entendu, cette décision est en phase avec sa volonté de faire de son entreprise une entreprise d’impact au niveau environnemental.
« En plus des avantages déjà cités, j’ai la satisfaction de savoir que j’agis positivement pour l’environnement. Je pense que certains entrepreneurs ne se rendent pas bien compte des gains de temps que peuvent offrir ce genre de solutions logistiques. Je ne peux donc que leur recommander de franchir le pas, et je pense que les déplacement constituent un aspect-clef sur lequel il est le facile d’intervenir, même pour les PME et start-ups », conclut-il.
A son échelle, Yannick Warnau est acteur de la transition durable du secteur de la construction, mais surtout, démontre par l’exemple que chaque entreprise, qu’elle soit grande ou plus modeste, peut apporter sa pierre à l’édifice.
L’heure de propager ces pratiques vertueuses
A leur échelle respective, ces acteurs démontrent la diversité des solutions de logistique rationnelle et durable, accessibles à toutes les entreprises, des plus grandes aux plus modestes. Si celles-ci demeurent des initiatives propres à certaines entreprises innovantes, leurs retours sur expérience pourraient encourager d’autres acteurs du secteur à développer une approche logistique durable. La collectivisation des activités logistiques apparait déjà comme une solution d’avenir, à fort potentiel économique comme environnemental. Le projet pilote du BCCC, aujourd’hui un acteur reconnu sur le territoire bruxellois, doit lui aussi servir de moteur aux initiatives de collectivisation de la logistique de la construction et de report modal.
De même, les premiers résultats des études menées par des institutions spécialisées, comme Buildwise, devraient fournir des données chiffrées quant aux impacts économiques, sociaux et environnementaux, qui à leur tour pourraient motiver d’autres entreprises de construction, se rendant compte de la viabilité économique de ces solutions innovantes.
[1] Plus particulièrement, d’une des deux coopératives qu’elle soutient, JobYourself Bati Crea.