Face à l’immense défi de la transition écologique, le secteur de la construction recherche tous les avantages qu’il peut s’offrir. Au vu des avancées technologiques et innovations incessantes, on pourrait penser que la voie technologique constitue la décision logique pour atteindre les objectifs de durabilité impératifs à l’établissement d’un secteur de la construction durable. Cependant, des professionnels du secteur plaident pour une démarche low-tech, qui revient à l’essentiel et entend mettre à profit des ressources locales et biosourcées, organisées selon des principes parfois vieux de plusieurs siècles, voire millénaires. Mais ces deux approches sont-elles vraiment incompatibles ?
Philippe Madec, architecte, urbaniste, auteur français très influent et pionnier du mouvement d’architecture écoresponsable, est un des défenseurs d’une « architecture frugale », c’est-à-dire mesurée dans son utilisation des ressources et leur mise en œuvre. Son bureau d’architecture et d’urbanisme s’est imposé de nombreuses règles et pratiques pour limiter son impact environnemental. Par exemple, le béton n’est utilisé qu’en dernier recours, si aucune autre solution n’est possible et la ventilation naturelle est privilégiée. Selon lui, construire de façon éco-responsable revient finalement à une simple décision, qui nécessite de l’ambition et de la volonté : « Nous devons être plus courageux dans nos choix de construction, et ne pouvons pas empêcher le changement en invoquant l’habitude ».
Originaire de Bretagne, Philippe Madec est installé à Bruxelles depuis 20 ans, où il se dédie à la diffusion de son message pour une architecture et un urbanisme éco-responsable. L’architecte français est un des auteurs du Manifeste d’une frugalité heureuse et créative, publié en 2018[1]. Ce manifeste est à l’origine du Mouvement du même nom, qui fonctionne avec des groupes locaux en France et des groupes nationaux ailleurs dans le monde. Ecobuild.brussels a d’ailleurs soutenu la naissance du groupe belge à Bruxelles, en apportant son soutien pour les deux premières réunions. Depuis, le groupe belge ne cesse de grandir, jusqu’à devenir le groupe national le plus important et comptant le plus de signataires, derrière la France.
Sa frugalité se dérive en 4 niveaux : frugalité en matériaux, en énergie, en technologies et en territoire. Ces niveaux sont interdépendants, et aucun ne peut être oublié : ces 4 éléments doivent être utilisés avec parcimonie et à bon escient pour un impact écologique minimal. Pragmatique dans l’âme, il propose pour cette voie, l’intégration de la « right tech », soit l’implémentation de solutions low-tech, complétées par des solutions « high tech » si elles s’avèrent utiles dans la quête de cette frugalité.
Rompre avec une culture moderniste…
Pour mettre en place une architecture écoresponsable, il faut premièrement en finir avec certaines pratiques, notamment l’utilisation intensive de matériaux à l’impact environnemental néfaste, le béton et ceux issus de l’industrie pétrochimique en tête. La planète ne peut pas supporter la demande de ressources que nous lui imposons[2]. Ensuite, il faut empêcher la construction de bâtiments types, reproductibles et non-adaptés au particularités de leur environnement, pensons aux tours par exemple. De même, il faut à tout prix éviter les bâtiments qui ne peuvent remplir plusieurs fonctions, car cela limite énormément leur durée de vie.
Enfin, se détacher de la dépendance et du recours immédiat aux solutions « high tech » qui améliorent le confort d’utilisation des bâtiments, mais qui sont peu fiables et à forte empreinte écologique, comme le chauffage et la climatisation artificielles.
… Et revenir à des basiques oubliés
« La nature est notre source et notre ressource », rappelle Philippe Madec. « Par exemple, il est très facile de tirer profit du soleil, en orientant les bâtiments de façon adéquate ». Un bâtiment bien orienté n’aura en effet pas ou peu besoin de chauffage ou de refroidissement. Ensuite, il faut assurer une ventilation naturelle, qui assure un air sain à l’intérieur des bâtiments, et empêche la formation d’humidité : « Toutes les pièces des bâtiments conçus par mon bureau sont équipées au minimum d’une fenêtre, y compris les halls d’entrée, les salles de bain ou les sanitaires », souligne-t-il.
Une nouvelle génération convaincue et impliquée
La philosophie de Philippe Madec a nourri les démarches de nouvelles vagues d’architectes écoresponsables ces dernières décennies. Parmi eux, on retrouve notamment Kjell Keymolen, qui a fondé son bureau Karibu à Molenbeek, en plein cœur de Bruxelles.
Dans le cadre du programme post-graduat « Building Beyond Borders » de l’Université d’Hasselt, Kjell Keymolen a eu l’opportunité de s’impliquer dans un projet de construction vernaculaire et à objectif social au Maroc. « Ce projet m’a ouvert les yeux sur l’importance de faire ‘mieux avec moins’, en se focalisant sur une vision à long terme, pour assurer une consommation minimale de matériaux ».
De retour en Belgique, il lance rapidement son propre bureau d’architecture, baptisé Karibu, mettant au centre de sa pratique des valeurs qu’il considère comme essentielles pour l’avènement d’une architecture résiliente et circulaire : « Je veux faire de Karibu un catalyseur pour un impact positif », explique Kjell Keymolen. « Cela passe par l’utilisation de matériaux locaux et circulaires, un maximum de réemploi, et une approche ‘long-term’ pragmatique dès la phase de conception », ajoute-t-il.
Impliquer le(s) maitre(s) d’ouvrage
Que ce soit pour ses différents projets menés en Afrique (Maroc, Tanzanie) ou ceux réalisés en Belgique pour son bureau Karibu, Kjell Keymolen met un point d’honneur à impliquer les maitres d’ouvrages ou utilisateurs finaux dans la conception et/ou la construction de ses projets : « Ils connaissent mieux que quiconque leurs besoins, et c’est à l’architecte de les prendre en compte », explique-t-il.
De même, l’architecture participative implique un aspect social cher au jeune architecte belge : le partage des connaissances et des techniques. « Lors d’une première phase d’un projet en Tanzanie, nous avons construit une maison et une petite boutique pour une famille dans le besoin. Les enfants en âge d’aider ont participé à la construction. Plusieurs années plus tard, à mon retour dans ce village, j’ai pu voir qu’ils avaient construit plusieurs habitations attenantes, en reproduisant les techniques utilisées lors de la première phase du projet ».
Une approche parfaitement adaptée au défi de la rénovation
Si Kjell Keymolen a choisi Bruxelles pour lancer son entreprise, c’est d’abord et avant tout parce que la capitale connait un véritable boom des activités de construction circulaire, grâce notamment à l’implication des instances politiques. Son bureau Karibu fait notamment partie d’ecobuild, cluster construction durable et circulaire financé par la Région pour stimuler le secteur de la construction bruxellois vers plus de circularité. Dans la capitale, de nombreux bâtiments vétustes doivent être rénovés, et l’approche éco-responsable y prend tout son sens. Réemployer des matériaux déjà en circulation – ou mieux, déjà sur place dans les bâtiments existants – représente un double gain : moins de nouvelles ressources nécessaires, et moins de déchets crées. « Pour chaque projet de rénovation, nous commençons à chaque fois par l’aspect physique, et nous nous demandons : que pouvons-nous conserver comme matériaux ? », explique le jeune architecte flamand.
Ensuite, pour l’amélioration des performances énergétiques, l’équipe de Karibu étudie les solutions les plus adaptées en fonction des matériaux déjà présents : « Il faut toujours comparer les matériaux en place avec les éléments que l’on veut implémenter. Exemple : Il n’est pas toujours nécessaire d’isoler les façades massives des vieilles maisons mitoyennes car elles peuvent compter sur leur masse thermique. En outre, l’orientation des façades libres joue un rôle important ainsi que les bâtiments environnants. Dans ce cas, il est toutefois important de recouvrir l’intérieur d’un matériau perméable à la vapeur afin d’éviter les problèmes d’humidité ».
La « right tech », un exercice d’équilibriste
Pour réussir la transition écologique dont le secteur de la construction a tant besoin, Philippe Madec comme son homologue Kjell Keymolen plaident pour une voie médiane, priorisant les principes écoresponsables et circulaires, et intégrant la technologie avec discernement. « Il faut savoir faire la part des choses, en gardant à l’esprit que conserver des techniques qui fonctionnent de façon satisfaisante peut (souvent) s’avérer plus écologique au bout du compte. Les solutions « high-tech » ne sont pas toujours nécessaires », souligne Kjell Keymolen.
La frugalité en termes de technologies signifie qu’il nous faut utiliser des techniques simples et résistantes, qui ne tombent pas en panne. Nous devons être davantage intéressés par la robustesse que par la performance
P. Madec
Un projet-modèle
Kjell Keymolen a récemment réalisé un projet illustrant parfaitement sa démarche et sa vision architecturale. Il s’agit d’une rénovation d’une maison unifamiliale à Herent (Brabant flamand), qui sera agrandie par une annexe lors d’une phase ultérieure. « Lors de cette première phase, nous avons isolé totalement l’enveloppe de la maison, y compris la toiture, et remplacé toutes les fenêtres, pour éviter toute perte de chaleur. Nous avons désassemblé les briques, installé une structure en bois qui sera utilisée pour la future extension – elle aussi en bois – avant de les réutiliser.
Tout a été étudié pour permettre une utilisation minimale de matériaux nouveaux. La structure extérieure en bois, qui servira pour l’extension, fonctionne comme auvent pour les murs extérieurs, construits en terre crue. Cette terre provient elle-même des travaux d’excavations nécessaires à la structure en bois. En réfléchissant à l’avance aux aspects liés à cette extension, l’équipe de Karibu est parvenue à un résultat optimal (réemploi et utilisation de matériaux biosourcés, adaptabilité…)
De plus, le système de chauffage de ce projet démontre le potentiel d’une approche « right tech » : « Le maitre d’ouvrage voulait absolument un poêle à bois. En hiver, la chaleur produite par le poêle à bois chauffe un boiler de 1000L, qui à son tour chauffe le rez-de-chaussée par le sol et via des radiateurs au premier étage. En été, l’énergie pour le boiler provient des panneaux photovoltaïques, situés sur le toit et orientés plein sud ». Cette double solution d’un poêle à bois et de panneaux photovoltaïques s’avère très efficace et incarne la complémentarité du « low » et « high » tech.
Une vision synonyme d’emplois locaux
Etablir un secteur de la construction écoresponsable permettrait également la préservation de métiers techniques et artisanaux, que la construction traditionnelle et son formalisme a fortement impactés, notamment dans les activités de réparations de techniques, mobilier et matériaux, mais également de pose et d’entretien de ceux-ci. De même, les nouveaux circuits économiques circulaires créent de nouvelles opportunités économiques, qui ne peuvent pas voir le jour dans une économie linéaire.
Les réflexions et démarches architecturales écoresponsables d’architectes comme Philippe Madec et Kjell Keymolen ont fait leurs preuves : recourir aveuglement à des solutions high tech est incompatible avec la transition durable du secteur de la construction, car celles-ci nécessitent une quantité de ressources que la planète ne peut soutenir. Pour accomplir cette transition, appuyons nous plutôt sur la tradition, pour ensuite inspirer l’innovation : réintégrons systématiquement des solutions low-tech écoresponsables, et optimisons-les encore par ces nouvelles technologies.
Nous avons désormais gagné la bataille des idées. Maintenant est venu le temps de gagner la bataille du terrain
P. Madec
[1] En collaboration avec Dominique Gauzin-Müller (architecte-chercheur) et Alain Bornarel (ingénieur).
[2] « Le jour du dépassement » avance à une allure folle : en 2023, nous l’avons atteint le 2 août, contre le 31 décembre en 1986.